Quand le système de santé violente les femmes

Quand le système de santé violente les femmes

Photo: Getty Images Être une femme marginalisée accroît la possibilité que le système de santé lui nuise davantage qu’il ne l’aide, croit KatharineLarose-Hébert, professeure agrégée à la TELUQ dans le programme de psychologie et santé mentale.

 

Parole bafouée, douleurs déniées, consentement non recueilli, opérations abusives, maltraitances obstétricales… dans le milieu médical aussi de nombreuses femmes subissent des discriminations et de la violence, surtout lorsqu’elles appartiennent à des minorités. Soutenu par des chercheuses et des travailleuses sociales, le mouvement #MeTooSanté lève le voile sur des pratiques médicales qu’elles estiment sexistes et racistes et qui ont de graves conséquences sur la santé et le bien-être des femmes.

Jusqu’à récemment, les femmes étaient exclues des protocoles de recherche en médecine, et celle-ci s’est développée en référence au corps de l’homme « créant un système androcentrique », explique Caroline Arbour, physiothérapeute en santé des femmes et autrice d’Habiter nos corps. Pour en finir avec la banalisation des douleurs des femmes. Selon elle, la femme « est encore perçue comme défaillante et compliquée ». La recherche médicale accorde de fait une attention moindre au sexe féminin.

Conséquences ? Des diagnostics retardés : en effet, pour 700 maladies, les femmes seraient diagnostiquées plus tard que les hommes.

Mauvais diagnostics également et normalisation des douleurs féminines. « La plupart des femmes qui consultent pour des problèmes relatifs à leur appareil génital, règles, douleurs lors de la pénétration, fibromes passés 40 ans, se font dire que ces douleurs sont normales. C’est faux. C’est le corps médical qui ne les comprend pas », soutient Mme Arbour.

Enfin, des douleurs chroniques. Or, une femme qui retourne deux, trois fois voir son médecin pour une douleur dite normale subira, et plus rapidement qu’un homme, son impatience et « se fera dire que le problème est dans sa tête ». Ainsi invalidée, cette dernière n’a d’autre choix que de supporter sa douleur.

Si on ajoute à ce sexisme le fait d’être une femme marginalisée, indubitablement les négligences et les abus sont courants.

« Toutes des folles ? »

Une femme qui consulte un médecin à la suite de violences conjugales ou sexuelles voit dans la plupart des cas ses symptômes surpathologisés, et davantage encore lorsqu’elle est immigrante ou racisée. Ainsi, plus des trois quarts des femmes qui consultent un organisme pour femmes violentées ont un diagnostic psychiatrique alors qu’en réalité, selon Katharine Larose-Hébert, professeure agrégée à la TELUQ dans le programme de psychologie et santé mentale, elles « manifestent un comportement normal après un traumatisme ». Dans le bureau du médecin, si elles pleurent, se mettent en colère, on soupçonnera rapidement un trouble de santé mentale. Comme « les systèmes d’oppressions traversent les institutions publiques, engendrant des interactions entre professionnels et patients empreints de préjugés », ces femmes sont souvent moins écoutées, moins crues, ce qui nourrit davantage leur colère et leur désespoir.

Si être une femme marginalisée accroît la possibilité que le système de santé lui nuise davantage qu’il ne l’aide, croit Mme Larose-Hébert, c’est en partie parce qu’il ne prend pas en compte les déterminants sociaux qui mènent la femme à consulter. Il n’est pas rare qu’une femme immigrante sorte d’un bureau médical avec un diagnostic de trouble de santé mentale, alors que c’est « son parcours migratoire, sa solitude, la barrière de langue et la pauvreté qui expliquent son état », soutient Nina Meango, coordonnatrice des programmes santé à l’Alliance des communautés culturelles pour l’égalité dans la santé et les services sociaux (ACCESSS). Pathologiser les réactions engendrées par un système qui oppresse les femmes crée une surreprésentation des femmes « dans certaines catégories de diagnostic, comme celle du TPL et de 
la dépression », affirme Katharine Larose-Hébert.

Biais inconscients

Selon Agnès Berthelot-Raffard, professeure à la Faculté de la santé de l’Université York, l’abus dans le système de santé vient du sexisme, de l’âgisme — la femme est soit trop jeune, donc infantilisée, soit trop vieille, et son savoir expérientiel n’est alors pas respecté — et du racisme. Davantage victimes de négligence, de pratiques déshumanisantes ou de non-respect des protocoles, les femmes noires patientent en général plus longtemps dans les salles d’urgence puisqu’existe ce biais inconscient selon lequel « elles endurent plus la douleur ». Par ailleurs, le personnel soignant tente davantage de diriger leurs décisions, car il fait moins confiance à leur autonomie. Elles sont aussi surveillées plus étroitement, à cause d’un préjugé esclavagiste qui suppose qu’elles ont une sexualité déviante, et leur non-consentement est moins respecté.

La ligature des trompes ou l’hystérectomie sans consentement « sont des opérations abusives plus fréquentes qu’on ne le croit », assure Nina Meango, qui ajoute que c’est le cas également chez les femmes issues des Premières Nations. Une recherche datant de 2022 portant sur le consentement libre et éclairé et les stérilisations imposées à ces femmes montre que, sur 35 répondantes, 13 affirment avoir subi une stérilisation imposée en plus d’autres formes de violences obstétricales, et trois mentionnent s’être fait avorter de façon forcée. « Le plein droit des femmes sur leur corps est en jeu dans notre système de santé qui, tant qu’il ira mal, fera souffrir les femmes d’abord », affirme Mme Meango.

Décoloniser le système médical

Un mouvement comme #MeToo-Santé, investi par plusieurs femmes et initié par Martine Delvaux, professeure au Département de littérature à l’UQAM et autrice, « permet aux femmes de s’interroger sur un vécu qu’elles croyaient normal, tant il est imbriqué dans la culture médicale, et de légitimer leur sentiment d’avoir été abusées », soutient cette dernière. Adapter les interventions médicales en fonction des différentes cultures est aussi un pas vers une reconnaissance du vécu des femmes. « Un médecin qui dit à une patiente noire “Vous êtes encore enceinte !’’ ne connaît visiblement pas la culture de cette femme, selon laquelle empêcher une grossesse est contre nature », affirme Nina Meango.

L’enseignement prodigué en médecine doit de plus « rattraper des siècles de retard », en s’assurant de prendre en compte les particularités des femmes en général et des femmes marginalisées en particulier.

Le système de santé a un biais : la médicalisation. Tout symptôme est interprété à travers l’angle de la maladie, ce qui octroie un pouvoir important aux médecins et « leur donne une grande responsabilité par rapport au bien-être de la population », soutient Katharine Larose-Hébert. Tisser des liens entre les différents réseaux pour décentraliser le pouvoir, et « favoriser une approche interdisciplinaire globale » est essentiel pour que le système de santé s’adapte aux réalités féminines intersectorielles.

Ainsi, « la décolonisation de la médecine passe par la démédicalisation de la discipline », inévitable dans la perspective d’une décolonisation du corps des femmes, conclut Agnès Berthelot-Raffard.

À qui appartient le corps des femmes

« On va te donner du Pitocin, tu vas avoir de vraies contractions. » « Ma petite dame, arrêtez de crier comme ça ! Toutes les femmes ont mal en accouchant ! »

Les violences obstétricales et gynécologiques se cachent parfois dans un langage dévalorisant, mais elles sont parfois flagrantes, explique Lorraine Fontaine, qui a pu recueillir plusieurs témoignages au cours de sa carrière chez Regroupement Naissances Respectées, un organisme d’action communautaire qui agit comme force de changement social pour l’humanisation de la période périnatale.

Elle rapporte notamment celui de cette femme qui raconte avoir été prise par les jambes par deux préposés masculins qui l’ont couchée de force sur le lit d’hôpital, après que le médecin l’a vue accroupie à côté du lit, ce qui l’aidait à gérer la douleur des contractions.

« Le corps médical a un grand pouvoir et croit savoir plus que la patiente ce qui est bon pour elle, ce qui crée un système où le corps de la femme ne lui appartient plus totalement », ajoute Mme Fontaine, qui résume cet autre témoignage dans lequel un étudiant en médecine confie qu’un professeur, qui palpait le ventre d’une étudiante volontaire, a brusquement entré sa main dans le pantalon de la jeune femme, tout en affirmant, en réponse à l’étudiant qui demandait s’il ne fallait pas obtenir la permission avant, qu’être médecin était le seul métier qui permettait d’entrer ses doigts dans tous les trous sans permission.

 

Article publié dans Le Devoir le 25 mai 2024

Auteur: Roxanne Bélair